Citizen Sleeper

[TEST] Citizen Sleeper : pour un monde non-binaire

Citizen Sleeper, tout comme son créateur, est un OVNI qui a surgi dans le ciel de 2022, un beau matin de mai (le 5 pour être précise).

À la barre de Jump Over the Age, Gareth Damian Martin : développeureuse gender-fluid, auteurice, détenteurice d’un doctorat en Littérature expérimentale, passionné·e de théâtre et de design, ancien journaliste JV chez Rock Paper Shotgun et Edge, fondateurice du zine Heterotopias qui consacre ses colonnes à l’architecture dans le jeu vidéo… on sent que ça bouillonne sérieusement sous ses nombreuses casquettes. Iel nous offre, après In Other Waters, un jeu réfléchi et puissant, doté d’une bienveillance toute politique.

Sa version française vient de sortir, le 1er février 2024, pour le plus grand bonheur de celleux qui, comme moi, avaient un peu peur de se lancer dans ce jeu fort de plusieurs centaines de milliers de mots dans la langue de Shakespeare… J’ai ainsi pu faire la connaissance du Dormeur, un androïde qui ne rêve pas de moutons électriques, mais bien de liberté.

Jeu : Citizen Sleeper Genre : RPG / Visual novel Studio : Jump Over The Age Editeur : Fellow Traveller Date de sortie : 5 mai 2022 Plateformes : PC Windows, Xbox One | Series, Nintendo Switch, PS4, PS5 PEGI 13 Prix conseillé : 19,50€ solo Testé sur : PC (Clé fournie par l’éditeur)
Citizen Sleeper : L'Oeil
Bienvenue dans votre nouveau foyer : ‘L’Oeil

Vous avez laissé votre identité derrière vous, dans les entrailles glacées d’un vaisseau-usine d’Essen-Arp, qui exploitait votre conscience arrachée à votre corps d’origine pour n’être qu’une pure force de travail. Vous avez pris la fuite à bord d’un cargo pour atterrir sur votre nouvelle terre d’accueil, l’Œil. Ici, vous serez le Dormeur.

Citizen Sleeper : le début
Au début, ça va pas fort…

Votre première mission sera de survivre dans cette société post-effondrement économique, sur cette station spatiale où stellaires et planétaires cohabitent en toute anarchie. Il n’y a pas de chef, pas de lois et personne pour les faire respecter de toute façon, seul subsiste l’irrépressible besoin de vivre… ou de partir. Chacun·e y vend sa force de travail pour gagner sa croûte ou les quelques pièces de moteur qui lui manque pour faire repartir son vaisseau vers d’autres galaxies.

Vous, vous n’avez pas de vaisseau – pas encore – et votre corps est à peine en état de travailler. Votre toute première préoccupation sera d’explorer votre nouvel environnement et rencontrer les bonnes personnes : où trouver de la nourriture, un médecin ? Sortir de votre container nécessitera de puiser dans ce qui reste de votre énergie, qui s’amenuise à vue d’œil, réduisant drastiquement votre portée d’action.

C’est là l’essentiel du gameplay de Citizen Sleeper : utiliser à bon escient votre temps et votre énergie pour vous créer un quotidien supportable et un avenir meilleur.

LE HASARD TE VEUT DU BIEN

Gareth Damian Martin a beaucoup parlé des origines de cette petite pépite, qui puise ses racines dans le jeu de rôle sur table, comme Blades in the Dark de John Harper pour le système d’horloges, ou la littérature précurseuse du cyberpunk de William Gibson, avec notamment Fragments of a hologram rose (1977) qui lui a soufflé l’idée d’un cloud plus psychique qu’informatique.

Martin a réussi à faire de ces références un tout cohérent, qui fonctionne avec beaucoup de fluidité et de satisfaction. Chaque jour, appelé « cycle », vous obtenez à votre réveil 1 à 6 dés en fonction de votre état physique, qui matérialisent votre force de frappe pour la journée. 6 dés = 6 actions possibles… 1 dé = une seule action. Vous apprenez très rapidement à répartir judicieusement ces dés, de manière soit prudente (certaines actions sont sûres et inratables), judicieuse (vos dés ne sont pas excellents mais il faut que ça passe pour faire avancer votre schmilblick) ou au contraire en prenant des risques (ça peut payer). Vous ne pouvez pas tout faire tout de suite. Premier conseil : ciblez vos priorités.

Le système de dés est bien équilibré, dans la mesure où une série de mauvais jets (inférieurs à 3) ne vous condamne pas à rater toutes vos actions : il existe toujours un moyen de les exploiter de manière sûre et efficace… encore faut-il avoir trouvé ces moyens ! Mon deuxième conseil sera donc : explorez, rencontrez de nouvelles personnes, ce sera autant de portes qui s’ouvriront lors de vos mauvais jours.

Un de ces moyens d’exploiter ses petits dés, c’est le cloud : un espace virtuel que vous êtes capable de voir, de sentir, d’appréhender… et où vous trouverez des informations que d’autres vous achèteront contre quelques crédits (la monnaie du jeu).

Citizen Sleeper : le Cloud
Le Cloud n’est toutefois pas sans dangers…

Il y a également, dans chaque quartier, au moins un établissement qui ne se formalisera pas de votre piètre état physique et qui vous rémunèrera sans que vous y laissiez des plumes.

Cette boucle de gameplay va monter en puissance au fur et à mesure de votre rétablissement physique, jusqu’à ce que, en pleine possession de vos moyens, vous soyez en capacité de travailler pour vous, d’amasser les crédits, assurer votre survie à long terme… et aider les autres. Ces actes altruistes, qui ne vous rapportent rien, sont pourtant ce qui fera avancer votre destinée. Nous en reparlerons un peu loin.

TIC TAC TIC TAC

Une seconde mécanique est celle des horloges. Des évènements (positifs, négatifs ou neutres) se déclenchent après un certain nombre de cycles, ce qui se matérialise sous forme de timers comprenant autant de segments que de cycles à attendre. Les journées n’ont pas de temps défini : un cycle s’achève quand vous ne pouvez plus rien faire, quand vous avez utilisé tous vos dés. C’est vous qui faites passer ces cycles et vous devez donc gérer votre « temps » non pas comme le temps qui passe, mais à travers un ordre de priorité pour effectuer vos actions. Parfois ce sont vos actions qui font avancer ces timers : telle action doit être répétée x fois pour être complétée, vous avez donc la main sur le moment où elle se terminera.

Ainsi, la part de hasard injectée par le lancer de dés à chaque début de cycle est compensée par l’éventail d’actions qu’ils vous permettent de faire… et vous contrôlez bel et bien la progression de votre partie.

Citizen Sleeper : dés et timers
Des dés et des horloges

CITIZEN SLEEPER EST-IL UN RPG ?

Citizen Sleeper échappe à toutes les définitions. Gareth Damian Martin a l’habitude de répéter au cours de ses interviews qu’il ne s’agit pas d’un « visual novel », mais bien d’un RPG. À l’usage, vous devriez vous posez deux questions face à cette affirmation : « Vraiment ? » et « Pourquoi ? »

Comme pour un jeu de rôle traditionnel, vous avez bien la possibilité de choisir entre trois profils de départ, Extracteur, Machiniste ou Opérateur. Si ce choix se révélera assez discriminant pour votre début de partie, les différences entre les profils sont rapidement gommées dès la deuxième heure de jeu. Vous pouvez en effet combler assez rapidement les creux dans vos compétences en accomplissant différents « destins » (vos objectifs successifs). En outre, de nombreux objectifs peuvent être atteints avec l’une ou l’autre de ces compétences, vous n’êtes donc jamais coincé·e à cause de votre spécialisation. Il s’ensuit que ces profils n’induisent pas vraiment de gameplay particulier : pas de « build » ou de compétences vraiment critiques.

Loin des dichotomies souvent très superficielles des RPG ordinaires, le jeu ne vous met jamais face à des choix moraux ou de dialogues binaires et clivés qui vous permettraient de jouer comme ceci ou comme cela votre personnage.

Donc, non Citizen Sleeper n’est pas VRAIMENT un RPG.

Mais alors POURQUOI est-ce que ç’en est un quand même ??

C’est là que le jeu a touché son public : parce que vous avez droit à un vrai RP d’androïde défaillant en rade sur une station inconnue. Il n’y a qu’un rôle à jouer, c’est celui-là. Vous explorerez toute sa gamme d’émotions, d’actions, mais vos seuls choix seront toujours rester ou partir, accepter ou refuser, être là ou ailleurs.

UN COMPLÉMENT D’ÂME

Citizen Sleeper vous met dans la peau d’un clandestin, porteur de handicap et stigmatisé car étranger… et considéré comme non-humain. Son propos est un parti pris moral et politique assumé et pourtant exécuté avec délicatesse. Il aborde avec beaucoup d’humanité la question des réfugiés, de la pauvreté, de l’usage de la violence, de l’identité de genre… Le style de Guillaume Singelin, qui a croqué les personnages du jeu, joue beaucoup dans l’attachement que vous accorderez aux personnages et leurs univers. Son ambiance est également portée par une bande-son éthérée signée Amos Roddy, véritable juke-box de moods qui s’adaptent à votre progression, à l’humeur du moment, aux retournements de dialogues.

Citizen Sleeper : Lem et Mina
Les illustrations de Guillaume Singelin

Immergé jusqu’au cou dans la gig economy, vous vivez la précarité et la nécessité de vivre avec les autres. Citizen Sleeper n’est pas une dystopie comme on en voit dès que le mot « cyberpunk » est prononcé : vous vous construisez réellement un avenir meilleur et l’espoir est permis à chaque prise de décision. Il pose les bases d’une anarchie bienveillante sans que ce choix soit questionné : c’est l’évidence dans laquelle vous vivez. Les personnages se respectent entre eux et l’option la plus humaine est la seule que l’on vous donne ; il n’y a pas de RP « salopard » où vous prendriez parti pour le camp des vilains.

Citizen Sleeper fait la part belle à l’altruisme : passée la première heure de jeu, sa narration progressera à chaque fois que vous accepterez de travailler pour quelqu’un d’autre que vous, et sans contrepartie pécuniaire. Vous pouvez bien travailler pour vous, c’est-à-dire les aider pour vous aider, mais vous pouvez aussi le faire simplement pour filer la main, et ce choix n’est pas remis en cause. Personne ne vous en voudra si vous échouez ou si vous refusez.

Ce sera même votre porte de sortie… ou pas. Vous aurez à plusieurs reprises le choix de partir ou de rester sur l’Œil. Si vous partez, le jeu se termine… pas tout à fait. Quel que soit votre choix de « fin », vous pouvez toujours cliquer sur « continuer » et reprendre votre partie juste au moment de votre choix final, en faire un autre et ainsi explorer toutes ses possibilités. Vous pouvez aussi rester et continuer, sans fin. Les DLC Flux, Refuge et Purge sont là pour faire durer le plaisir si vous choisissez de rester, gardez-les pour la fin !

Citizen Sleeper est définitivement un jeu woke, inclusif, bienveillant, plus à gauche que la plus à gauche de tes copines. On a apprécié de voir des personnages non-genré·es, des femmes badass, des mecs gentils, des personnes de couleur, porteuses de handicaps, jeunes, vieux, mais toujours, toujours, écrits avec beaucoup de finesse.

Conclusion

Ce monde non-binaire, c’est du baume au cœur. Son réalisme sans désespérance, pourtant jalonné de détresses, de douleurs et de balles qui sifflent au-dessus de votre tête offre une poignée d’heures d’une narration impeccable, poétique et surprenante. Une véritable bouffée d’air frais dans le paysage vidéo-ludique.

Cette version française brillamment produite consolide sa place de visual novel d’exception. Faites-lui une place dans votre bibliothèque de jeux, il le mérite, et attendez la suite, Citizen Sleeper 2 : Starward Vector comme moi, avec beaucoup, beaucoup d’impatience.

Graphismes
9.5
Histoire
10
Bande son
8
Gameplay
9
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Les +
Une narration porteuse de sens et d'émotions
Un gameplay incroyablement satisfaisant
Une ambiance sonore et visuelle immersive
Un jeu inclusif, bienveillant ET réaliste
Les -
Pitié que Citizen Sleeper 2 sorte directement en version française !
9.1