Après Virginia, son point and click muet très inspiré de Twin Peaks, le studio britannique Variable State quitte l’Amérique pour revenir raconter de nouvelles histoires se déroulant dans la banlieue de Londres. Trois histoires distinctes, mais interconnectées à différents niveaux, notamment par le biais des lieux traversés et de leurs personnages secondaires. Une balade londonienne sous influence fantastique, où les trois personnages vous emmèneront chacun dans un genre différent, avant un épilogue impressionnant qui rendra toute sa cohérence à une narration faussement éclatée.
LAST STOP – vous commencerez par quoi ?
Sommaire
Dans “Paper Dolls”, John, un quadra chauve et bedonnant, papa d’une petite Molly, est victime d’un changement de corps brutal et se retrouve dans celui de son voisin, le jeune Jack, fringant développeur de jeux vidéo, assez imbu de lui-même. Après avoir digéré la situation, les deux hommes expliquent la situation à Molly et tentent ensemble de donner le change en endossant chacun les responsabilités de l’autre, dans l’attente d’une solution leur permettant de réintégrer leurs corps respectifs.
Dans Domestic Affairs, Meena, une femme froide et calculatrice doit gérer tant bien que mal les multiples aspects chaotiques de sa vie, venus de deux fronts différents. D’un côté sa mise en concurrence avec une jeune collègue dans le cadre d’une mission spéciale que doit lui confier son chef (elle travaille au sein d’une agence de renseignement aux activités très secrètes). De l’autre, les effets de son infidélité sur sa vie de famille (son mari et son fils supportent de moins en moins ses absences répétées).
Et enfin, Stranger Danger vous glissera dans la peau de Donna, une lycéenne un peu rebelle, tourmentée par les questionnements liés à son âge, qui aura, avec deux de ses amis, la mauvaise idée de suivre d’un peu trop près un individu louche qui hante les rues de son quartier.
Quand bien même il s’agit de trois récits différents que le jeu vous donne la liberté d’aborder dans l’ordre et au rythme que vous préférez, débarque très vite la claire impression que tout ce qui se déroule chez les uns et les autres ne relève que d’un seul et même mystère. Chaque histoire comporte 6 chapitres d’environ 20 minutes chacun. Un écran de sélection montrant les trois héros assis côte à côte dans un wagon de métro vous laissera le choix… Vous pourrez, comme je l’ai fait, passer d’une histoire à l’autre à chaque fin de chapitre, ou vous lancer dans l’enchaînement complet d’une histoire avant d’en commencer une autre. Ce choix est important à deux égards. D’abord parce qu’il pourra changer la forme que prendra votre expérience (jouer à 3 jeux linéaires de deux heures les uns après les autres, à un grand jeu chorale d’une demi-douzaine d’heures, ou encore vous façonner une expérience intermédiaire en picorant de manière inégale dans chaque ligne narrative), mais aussi parce qu’il sera le seul choix significatif que vous pourrez faire lors de cette expérience. En effet, Last Stop se situe dans l’exacte lignée de Virginia sur un point qui n’est pas forcément le plus séduisant : la latitude quasiment inexistante laissée au joueur pour influencer l’histoire. Les jeux de Variable State ont pour l’instant ce point commun de ne fournir quasiment aucune possibilité de changer le cours de l’intrigue. La liberté se cantonne ici à la tonalité des réponses données par les personnages, qui peuvent légèrement transformer l’humeur des conversations, et à des mini-jeux et quick time events sans conséquence. Ça n’enlève rien à la virtuosité de l’écriture ni à la qualité de la réalisation, mais si l’on doit objectivement définir le gameplay et son impact possible sur le jeu lui-même, ils se résument malheureusement à occuper le joueur pendant que le récit se déroule. Et il faut également admettre que le gameplay lui-même est souvent très approximatif, notamment lors des déplacements dans les rues où diriger un personnage peut s’avérer très frustrant, pour ne pas dire ridicule, la faute à des changements de cadres qui semblent faits exprès pour contredire les mouvements entamés sur le plan précédent et à un design graphique qui laisse rarement deviner où on est censés passer. Les mini-jeux n’ont rien non plus d’exceptionnel, et ne donnent jamais l’impression de vraiment faire progresser l’histoire.
Derrière un faux volant, un spectacle réussi
Mais il faut rendre à Variable State ce qui appartient à Variable State, le gameplay et les choix signifiants ne semblent pas non plus être leurs objectifs principaux. Ce que le studio veut avant tout, c’est nous raconter une histoire, et force est de constater qu’il le fait avec une efficacité et une humanité absolument remarquables. Chaque personnalité, chaque interaction, le moindre petit bout de dialogue, les silences appuyés, les regards entendus, tout est très joliment construit et bénéficie d’une écriture fine et sensible. Ce sont d’ailleurs ses personnages qui donnent tout son charme à Last Stop, bien plus que la magie à l’œuvre au centre de l’intrigue. On éprouve tout de suite une empathie pour John et sa fille dès qu’on les voit prendre leur petit déjeuner, Donna dévoile assez vite un désarroi adolescent immédiatement touchant et même les personnages aux caractères plus hermétiques, comme Meena, ne mettent pas longtemps à montrer d’aimables failles et des peurs tangibles auxquelles il est facile de s’identifier. La galerie de personnages secondaires est aussi un appui formidable et permet de lier les histoires entre elles avec un habile jeu de piste auquel il est très amusant de se livrer en arrière-plan.
Last Stop est une très belle expérience narrative, qui s’apparente plus à une série interactive qu’à un jeu à proprement parler, mais son intelligence et son approche très humaine des personnages et de leurs questionnements intimes donnent une ampleur rare à un récit déjà foisonnant d’idées. Sans se sentir exclu, le joueur devra se contenter d’accompagner les personnages plus que de les piloter, eux ou leurs propos, condamné à rester sur le siège passager avec un faux volant entre les mains, mais l’aventure contient suffisamment de souffle et de beauté pour faire oublier le rôle de figurant qui est imposé au joueur. On sort de Last Stop avec la sensation d’avoir bingé trois saisons d’une très bonne série anglaise, et même si on regrette un peu d’en avoir été plus spectateur qu’acteur, le jeu aura su nous faire vivre un tour de manège habité et sincère dans un Londres lumineux, autant irrigué par la magie qui luit dans ses souterrains que par l’extrême humanité des protagonistes.